Notre ami Yves Arman (le fils aîné du sculpteur), nous avait dit
« Attendez-nous, ce soir je vous amènerai Keith Haring ». C'était un
doux soir d'octobre 1987. Les voilà donc qui débarquent vers 21h, tout
un groupe de jeune gens vifs et rieurs. Présentations, poignées de
mains, sourires et saillies désopilantes. La joyeuse bande s'égaille
dans la galerie, ça piaille, ça chahute, et là au milieu, un jeune homme
détendu, nettement plus réservé. C'était Keith Haring, un charmant
Tintin aux lunettes noires qui aurait perdu sa mèche en skateboard. Il
entre dans le petit bureau encombré d'une énorme machine qui l'intrigue.
Je lui explique dans mon anglais maladroit qu'elle fonctionne comme une
photocopieuse, et développe non pas des photocopies mais des
photographies.
« Interesting »... Toujours potache, Yves Arman
propose de photographier la jolie poitrine de son épouse. Ni une ni
deux, la jeune femme dénude son ravissant buste, et prend appui sur une
chaise pour le poser délicatement sur l'écran. A la mise en route, la
vitre monte vite en température, et le modèle surpris proteste et
s'échappe en riant. Keith Haring nous demande un pinceau et de l'encre
de Chine, puis s'installe dans une arrière salle, à la table que César
choisissait pour dessiner des poulettes, au beau milieu d'un capharnaüm
indescriptible. Il demande à Yves d'insérer un CD dans la chaîne, et le
volume poussé au maximum, la musique sature l'espace. Du Rock Métal ?
Peut-être, je ne pourrais dire. Pas le genre de musique que
j'affectionnais.
Durant deux heures, il peint sa main, concentré, silencieux, étranger à
son entourage. Ceci fait, il décide d'expérimenter la machine, pose sa
main sur l'écran, puis se ravise. Il faut prévoir un fond. Le voici qui
furète et attrape une feuille de plastique rose qui fera l'affaire. Les
prises de vue démarrent, avec des temps de pause entre chacune d'elles
pour ne pas se brûler. Quinze prises de vue, quinze photographies,
chacune un peu différente de la précédente. Hébétée par les décibels, je
regarde tout cela avec le sentiment d'avoir pris un formidable coup de
vieux ! Qu'il est jeune, libre et créatif. Il dispose les épreuves sur
une grande table, les annote, les signe, mon patron d'alors exulte.
Et
voilà, c'était le début d'une jolie histoire, hélas rapidement
endeuillée. Yves Arman, tout jeune papa, partit le premier, au volant
d'une porsche assassine. Et Keith Haring, parrain de sa fille Madison,
prit son rôle très à cœur. Avant de s'éteindre lui aussi, tant qu'il le
put, il vint régulièrement sur la Côte d'Azur lui rendre visite, nous
saluant au passage.