« On avait peur tout le temps … ». Parler de la Résistance c’est d’abord parler de la peur : cette lutte sans merci engagée entre soi et soi pour contenir la panique aux limites de la conscience, l’empêcher d’obscurcir votre jugement ou de vous faire craquer d’un seul coup comme un pantin dont le fil, rongé par l’adrénaline, casse et vous transforme en loque. Résister était d’abord résister à la peur, non pas la peur de la mort, qui pouvait apparaître parfois comme un bienfait, mais la peur d’une épreuve bien pire, la torture, capable de vous arracher, avant la vie, ce qui faisait la force de celle-ci : sa dignité. « Entre ici, dit Malraux à Jean Moulins, avec le terrible cortège de ceux qui sont morts sans avoir parlé ou ce qui est peut-être pire, en ayant parlé ». Affronter la toute puissance d’un tortionnaire qui va vous rendre la mort atrocement désirable, en refusant de vous la donner le plus longtemps possible, est une éventualité contre laquelle personne ne peut s’armer à l’avance, et qu’il vaut donc mieux tenter d’oublier. Ce qui était possible dans le compagnonnage des camarades de combat, dans l’amour ou dans le sexe. Mais la Résistance était un jeu qui vous séparait des autres par sécurité et vous condamnait souvent à rester très seul la nuit à guetter des bruits de moteur qui, par ces temps de couvre-feu, ne pouvaient signaler que l’ennemi. Et les somnifères étaient proscrits. Certains buvaient, d’autres priaient. Mais tous devaient trouver un moyen d’exorciser les démons de la peur tapis au fond d’eux-mêmes. Un exercice auquel, parmi les artistes, les poètes semblent bien avoir été les meilleurs. René Char, Eluard, Aragon, Desnos, Seghers, Pierre Emmanuel, Claude Roy, Cassou, Cadiou, Louis Guilloux, Tavernier … Il ne semble pas que peintres, sculpteurs, compositeurs, metteurs en scène et réalisateurs soient à même de produire, s’agissant de Résistance, une si glorieuse affiche … Pourquoi ? Peut-être, parce qu’au contraire des gens de spectacle ( ce que sont aussi les plasticiens), forcément en quête du regard des autres, le poète est le plus apte à vivre seul avec sa souffrance. Parmi tous ceux pour qui existe un au-delà de l’homme, condition nécessaire à tout sacrifice, il est le mieux outillé pour résister à l’enfermement et aux sévices, car il transporte partout les moyens de son art avec lui. Jusqu’au fond de la nuit ses mots que personne ne peut lui prendre, ceux du bonheur et de la dissidence, l’éclairent. Ils sont une arme détruisant par l’espoir le poison du dégoût de soi complaisamment répandu par l’ennemi dans l’âme du vaincu. Ce qu’Eluard avait bien compris en « détournant », comme on dit aujourd’hui, un de ces sinistres « Avis » officiels en forme de faire part de deuil ( avant de devenir les fameuses « affiches rouges ») annonçant les prises d’otages et les exécutions. Sous sa plume le texte allié à la beauté sensuelle de l’écriture dément la destruction des vivants proclamée par les exécuteurs. Il lui donne un sens et, du coup, l’exorcise, faisant reculer avec sa propre peur toutes celles des autres. François Chevallier
A propos de ce poème, Eluard donna le commentaire suivant : "Anonyme, Avis me fut demandé par Paulhan pour un journal qui ne put paraître. Sur les murs de Paris, des Avis, menaces ou listes d'otages, s'étalaient, faisant peur à quelques-uns et honte à tous".
Ce poème parut dans la clandestinité en 1943 dans "Les poèmes français" et dans "Traits" sans signature, puis dans "L'Honneur des Poètes" signé Jean du Haut. Il est le premier poème du recueil "Au rendez-vous allemand" (Editions de Minuit, 15 décembre 1944).
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