Planche 1 de la série « Huit vues de Paris » (plus tard rebaptisée « Paysages parisiens
»), l’Île aux Cygnes représente un lieu de promenade alors assez
méconnu. Cette digue artificielle, créée à partir de 1825, avait pour
but d’améliorer la navigation sur la Seine entre le Pont de Grenelle et
le Pont de Passy (aujourd’hui Pont Bir-Hakeim). En 1885, l’Île aux
Cygnes accueillit en sa pointe le premier projet de la « « Statue de la
Liberté » du sculpteur Auguste Bartholdi, ce grand bronze offert aux
parisiens par le Comité des Américains à Paris.
La virtuosité d’Henri
Rivière à rendre le jeu des lumières cristallines, des variations
atmosphériques, les reflets de l’eau s’exprime pleinement dans cette
composition touchante. Il en est de même pour les sept autres
lithographies de cette série. L’artiste nous livre un Paris laborieux, à
l’œuvre. Au pied des monuments prestigieux ou sur les bords de Seine,
des silhouettes furtives évoquent des vies de travail acharné et elles
renvoient aux atmosphères du roman de Zola « L’œuvre ». À cette première série, éditée en 1900, succède le célèbre ouvrage « Trente-six vues de la Tour Eiffel
», en hommage aux « Trente-six vues du Mont Fuji » de Hokusai, paru en
1902. Son charme de ce livre illustré repose aussi sur ce regard
fraternel que l’artiste porte sur le petit peuple de Paris en
contrepoint de la beauté écrasante de la ville.
L’artiste y est né en
1864, y a grandi, s’y est formé, y a fréquenté les grands de son temps
au Chat Noir, où il y rencontre aussi Eugène Verneau, cet
imprimeur-lithographe parisien visionnaire et mécène. En marge des
travaux commerciaux classiques, Eugène Verneau ouvre grand ses portes
aux artistes côtoyés au célèbre cabaret, parmi lesquels
Toulouse-Lautrec, Steinlen, Ibels, Forain, etc… Et bien sûr, il y
accueille Henri Rivière, « nous fûmes très vite liés tous les deux par
une bonne, une cordiale amitié.
C’était un homme grand de cœur, qui s’intéressait beaucoup aux artistes…
». Leur collaboration débute par des panneaux décoratifs destinés aux
murs de l’imprimerie, puis par la réalisation de lithographies
remarquables, pour lesquelles l’artiste, dans un questionnement
incessant « de la pierre », découvre des possibilités jusqu’alors
inexplorées. Pour chaque lithographie, après quantité d’études, il
transpose lui-même sa composition sur pierre. « Chaque jour de la
semaine, Rivière habite chez son imprimeur, il y prend ses repas afin de
ne point quitter un instant la surveillance du tirage. L’artiste est à
l’atelier dès 7 h du matin, il n’en sortira que tout au soir, avec le
dernier ouvrier » (Ernest Beauguitte). Son perfectionnisme l’amène à
réaliser parfois jusqu’à vingt essais de couleurs pour obtenir les
dégradés les plus subtils, jusqu’à composer lui-même ses encres, et en
accord avec Eugène Verneau, jusqu’à la fabrication d’un papier teinté
légèrement glacé spécialement conçu pour magnifier toute la subtilité
des tons dégradés.
L’Île des Cygnes a été exposée lors de la première exposition internationale des arts décoratifs à Turin en 1902.