Marchant au même pas rapide que T. A. Steinlen qui l'avait précédé de quelques années, Edgar Chahine est un graveur aquafortiste d'exception. Adversaire de l'injustice, compatissant envers les déshérités, qui ne manquaient (déjà) pas à Paris et ailleurs, il dépeint au fil du cycle sombre de ses oeuvres de la « Vie lamentable », des scènes de la rue, transcende un agglomérat d'ombres misérables regroupées pour la soupe populaire, mettant en scène les malheureux de toutes espèces (mendiants, ouvriers, gamins dépenaillés, prostituées) qui semblent plus souvent écrasés par leur triste condition que révoltés.
Edgar Chahine se dit « élève de la rue ». « Le Tombereau » montre avec le dynamisme du contraste des noirs et des blancs, avec la puissance du trait et le sens aigu de l'observateur, l'homme et le cheval, trois couples de labeur sur une rive parisienne de la Seine. Ne peut-on pas presque sentir l'odeur âcre de la transpiration, humaine et animale ?
Comme Steinlen, Edgar Chahine développe de singuliers paradoxes, ouvrant un large et étonnant éventail de sources d'inspiration : les portraits mondains, Venise, le Nu féminin, et donc, les déshérités. La vie. Tout simplement la vie, avec ses hauts et ses bas, ses bonheurs et ses travers, ses faux-semblant et sa superficialité, mais aussi l'odeur de la sueur, d'un corps sali par un travail trop dur, par le manque de pain. En une sorte d'ellipse créative, l'artiste s'attache aux femmes du monde à la parade dans leurs tenues vaporeuses, mais aussi aux haltérophiles du boulevard de Clichy, aux habitants pauvres de son quartier ou aux travaux titanesques du métro parisien.
Edgar Chahine observe d’un œil grand ouvert ; il prend le temps nécessaire pour déceler des détails transparents au passant pressé, n’abandonnant jamais un sujet avant d’en avoir découvert toutes les potentialités. Né à la veille du génocide de son peuple, on sait son combat permanent pour la cause arménienne ; il ne fait aucun doute que dans « Cette main qui peut tout ! » (Camille Mauclair, critique d'art), comme dans ce coeur absolu, se situent le fil rouge de son œuvre puissante.
Le parcours d'Edgar Chahine sera jalonné de drames, mais en dépit de deuils multiples et précoces d’intimes (mort de sa fiancée en 1906), de l’incendie (1909) ou de l’inondation (1942) de ses ateliers, il restera un homme debout, toujours fidèle à sa culture, qui nous laisse un témoignage irremplaçable sur son époque où rien ne lui échappe.